La Forteresse des âmes mortes — Sandrine Chenivesse
Éditions Actes Sud, 2024
Une lecture de Karima Berger
L’auteure, anthropologue, spécialiste de la Chine où elle a vécu de nombreuses années, nous livre dans ce très beau récit un véritable voyage : à la fois géographique, poétique et spirituel.
Le lieu qui donne son titre à l’ouvrage est adossé à la montagne de Fengdu, au cœur du Sichuan, au bord de l’immense fleuve du Yang Tsé. Il est devenu un mythe vivant, un pèlerinage habité par les mystères du monde des morts tel que le conçoit la tradition taoïste chinoise.
Cette forteresse est « l’abri » de tous les défunts victimes de la malemort : une mort brutale, violente, subite, non suivie des rites et du culte que la tradition exige pour vivre en paix avec les vivants et les morts.
« Une île-montagne comme un lieu funèbre, marqué par le bannissement et un lieu d’opulence, propice à la réalisation de soi et de son propre salut. »
Nous entrons là dans un univers totalement inconnu, célébré par Victor Segalen qui sut se laisser prendre par l’étrangeté absolue de l’autre au point de se faire « exote ».
Sandrine Chenivesse raconte son expérience audacieuse : préparant sa thèse sur ce haut lieu spirituel, elle voit son voyage d’étude se transformer en voyage intérieur. Elle y vit des bouleversements, des risques, des dangers encourus, comme si elle était entrée dans le sujet de sa recherche au point de frôler la proximité périlleuse avec la malemort.
« La Chine invite à voyager vers les lointains, mais au fond de soi », écrit-elle.
Son écriture est magnifique, toute habitée de cette porosité entre le visible et l’invisible, les vivants et les morts, le temps et l’éternité. La poésie affleure à chaque page.
La nature dispense son souffle vital dans les images des brumes du Yang Tsé, de la forêt profonde, de la ferveur des pèlerinages sur une montagne ardente, où les temples accrochés à la paroi donnent sur le vide.
À cela s’ajoutent toutes les images gourmandes de la vie quotidienne dans un petit village de Chine, aujourd’hui bientôt englouti par la modernité.