Chers auteurs,
Nous avons le plaisir de publier ici les textes de nos adhérents écrits à partir de l’Invitation
d’écriture sur le don. Nous vous remercions pour votre engagement, c’est une joie de vous
lire et de vous publier sur le site. Hélàs, nous n’avons pas pu retenir tous les textes, certains
étaient trop longs, uniquement en raison des contraintes de notre site et de ses réalités
numériques. Mais nous espérons bien vous revoir lors de la prochaine Invitation d’écriture,
qui arrivera en ce mois de juin et dont nous attendrons les textes fin septembre.
Ces Invitations sont nouvelles, nous nous rôdons, nous avançons en marchant jusqu’à trouver
la bonne formule. Nous vous remercions pour votre patience.
Véronique Petetin
P.S. Chaque texte est à retrouver sur la page de l'auteur·e correspondante (si elle existe).
Textes de
Didier Ayres, Daniel Berghezan, Dominique Bouffies, Annick Combier, Isaline Dutru
Bernard Grasset, Agnès Gueuret, Marie-Line Jacquet, Françoise Kérisel, Bruno Lehuerou,
Véronique Lejoindre, Colette Nys-Mazure, Agnès Parent de Curzon, Véronique Petetin,
Marthe Peyrat, Christine Ray, Jean-Louis de La Vaissière, Monika Wonneberger-Sander.
Sans plus attendre, voici les textes (par ordre alphabétiques des auteurs) :
Un instant
Comme elle fut significative, cette basilique des Halles dont je ne connais pas même le nom.
J’aurais pu mourir là, et m’embraser dans le feu des loups cerviers,
s’il n’y eut l’épée bleue de cette sentinelle
qui tournait dans le vitrail du chœur.
Octobre 1983, plusieurs fois.
Et cette nuit encore, je fus débordé par un magnifique monde noir de velours
où mon angoisse se resserrait.
J’ai brûlé de la matière inerte,
comme cet oiseau de l’invraisemblable jardin peint.
Quelque chose de donné,
quelque chose d’obscurité.
Nonobstant cette invitation au banquet,
rien que ce moment où mes yeux croisèrent
le dallage de l’église où étaient pétrifiées les roses de la réalité.
Une espèce d’écharpe de parole.
Et en cette demi-heure d’aujourd’hui,
est-ce que je connais davantage ?
Il ne me reste que l’inconscient de la Grande Maladie,
l’inconscience des mots,
un grand jardin zodiacal.
Je n’existe plus
parce que je me suis vu mourir devant lui.
Octobre 1983 : le mariage des vins et du sucre.
Pourquoi mon ombre ? Oui, Seigneur, pourquoi mon ombre ?
C’est plus qu’une image, plus qu’un visage vers où je tombe.
Ce sont des chaises de l’étang bleuâtre,
qui ressemblent à des chaises de prière,
qui s’enfonceraient dans le sol aqueux d’une pièce d’eau.
C’est le dieu sur mon épaule.
C’est une fleur de sang dont je suis hanté.
J’étais cet inconnu de 1983,
et je gisais là, au pied de l’architrave.
En face, j’avais photographié une vitrine de mannequins
que j’ai appelés les hommes tangibles.
C’était l’agrandissement de ma personne
à l’insu de ma personne.
J’ai tant pleuré depuis.
Cette nuit encore, le Dragon d’onyx
qui frappait mon sommeil
ressemblait à ce rêve du jeune homme plein de sang
que j’étais
et qui se souvenait déjà d’avoir été touché
par la mort.
Seuls mes yeux m’ont sauvé — coquillages verts et don de folie —
là, à côté des jardins des Halles,
au-dessus du centre commercial.
Là est l’ordre du secret.
Je dors dans le coton d’or de l’espoir.
Je plonge dans le monde bleu de la vraie solitude.
Je le sais, après la nuit de la réponse : Il y a meilleur.
Octobre 1983.
La peur à laquelle j’ai échappé miraculeusement
dans un wagon du RER.
Les flûtes japonaises dans mon baladeur.
Une nuit dans Le Concorde–St-Lazare.
Cet instant avec son insigne rouge,
celui des géants de boue
qui me hantent encore,
cette nuit s’attarde.
— Didier Ayres
Écrire, en mer remuée
Le poète, l’écorché vif,
c’est de toute la sensibilité de son être qu’il se nourrit,
ouvert à la beauté des aubes,
porté par les vagues du monde.
C’est dans ses propres blessures
qu’il discerne le sublime
sous les oripeaux du réel.
Il est nu face au ciel,
lui montrant ses stigmates
encore mal cicatrisés.
Il n’y a là ni exhibition ni démence,
car c’est sa part la plus sincère qu’il donne à voir.
Il s’est laissé briser
pour ne laisser briller
que le diamant
de sa fragilité.
C’est à l’esprit dont il procède
qu’on reconnaît
l’authenticité d’un acte créateur.
Besoin de relire,
de confidence en confidence,
les pages de mon journal intime.
Les beautés
qui y prennent leurs premières racines.
Le récit
qui les égrènera toutes
y mettra la cohérence
d’une existence confrontée
à sa réalité singulière.
L’écriture ainsi glisse souveraine.
Plus excessif que l’homme, le poète,
parfois humain,
parfois réduit à sa folie.
S’il lutte,
s’il se débat,
c’est pour cette autre clarté
qui ensemencera la nuit.
La splendeur aussitôt entrevue,
il faut qu’il s’en saisisse
et la partage avec ses frères.
Pureté de la source qui l’abreuve !
Et c’est du plus profond de son cœur
qu’il sent monter en lui
l’urgence de ses semblables.
Car l’extase est trop brûlante pour la solitude.
Le poète toujours épiera sur la mer
l’évaporation du jour.
C’est un monde métamorphosé
qu’il redécouvre
sous les couleurs du soir.
Otage de son drame,
qui est de préférer la nuit au risque d’amnésie,
il s’épuise à écrire.
C’est stupéfait qu’il reconnaît les mots
qu’il a laissés vivre sur la page.
Puis il se lève
à la vue des vagues
et se secoue d’un peu de sable.
Et quand il se défait à l’aurore
du poids de l’amante,
c’est un poème,
enfin,
qu’il vient serrer
vivant contre son cœur.
— Daniel Berghezan
Au Don d’Unité
(Ensemencés de Paix)
« Chemin » traversé par l’Esprit, et que l’Esprit révèle, hommes que le Souffle rassemble…
Quitter avec son cœur toute présence à soi, en soi, fraternité des cœurs qu’appelle l’espérance,
« marche » éveillée au portant de la Grâce… Au mélange des cœurs quitter tout « l’entre-soi », s’offrir à la Présence…
L’univers se déchire pour mieux se reformer…
Joie pure, souveraine, d’apparition en « l’autre », incarnation du chant dans le sang de l’apôtre, missionnaire du Don, consacré d’Unité...
Dans l’abandon de soi l’Avenir est formé…
Entrer dans le silence de la graine germée,
s’ouvrir à la naissance des âmes rassemblées,
faire cœur dans l’azur, d’avec sa vie donnée,
« Chair » reformée au Règne de l’Esprit,
et goûter sobrement la saveur de l’oubli,
de soi, du « moi », et de l’indifférence…
Sur la joue qui se tend, la colombe a posé
un rameau d’Unité, une caresse d’ambre,
un geste de présence parfumé d’Infini…
La Saveur de l’Espace monte une attente au cœur…
Écouter le Souffle qui nous communie...
Et voir la joie bondir dans une main tendue,
renversement du « moi » par le cœur répandu…
Plus de retranchement, ou de sang qui se ferme…
À la jonction des âmes, la gratuité du Souffle se trouve prolongée ;
aller d’un cœur donné, notre sang vivifié
au Principe de Joie,
« pensée », « parole » et « geste » ensemencés de paix…
L’épanchement des joies nous couvre des « lointains »…
Brillance du dedans qui nous donne au dehors…
« L’Un » est Don de Joie…
— Dominique Bouffies
Nuit de feu
Tu es née au cœur de la nuit.
Tu as jailli du creux d’une vague de souffrance puissante, submergeant tout sur son passage, tu as deviné la voie, les yeux grands ouverts sur l’inconnu dans lequel tu t’élançais.
Nuit des origines, nuit de la Genèse, nuit première avant tout autre signe donné, nuit du sein maternel qu’il faut ainsi quitter pour voir le jour. Tu es venue au monde à minuit passé, au cœur d’une nuit d’été, de sa chaleur.
La vie, l’amour, plus forts que la mort, c’est ce que chaque naissance donne à connaître, à la mère comme à l’enfant, au cœur d’une déferlante de douleurs et d’accalmies dans cette lutte déchirante pour libérer l’être de sa gangue de nuit et d’eau, l’amener à la lumière.
Qui es-tu ?
À ce moment-là, j’ignore encore si tu es fille ou garçon, seule compte cette découverte de ton existence propre, au paroxysme d’un tohu-bohu de sensations, de peurs, d’attente, et d’élan de vie mêlés.
Tu es moi, je suis toi, nos corps imbriqués se détachent tout à coup dans ce moment de feu.
Millimètre après millimètre, tu as ouvert puis franchi l’étroit passage.
Brûlure à la flamme d’amour, qui jamais ne s’éteint.
Ton père, si présent et certainement si démuni par moments durant ces longs mois du mystère de la gestation, peut enfin te contempler, t’envisager, tandis que tes poumons se déplient et découvrent la sensation inédite de l’air, ta peau celle d’une autre peau nue contre elle, et que la mienne t’accueille, transportée d’une joie sans limites qui renverse la souffrance.
Mon cœur exulte, mon âme est en fête.
C’est un Magnificat solaire en cette vigile du 15 août !
Tu reposes sur moi, le temps est arrêté.
Plus tard vient l’étonnement de la béance qui suit la plénitude de ce ventre heureux habité de rotondité. Accepter la perte de cette merveilleuse symbiose tient du deuil, alors même qu’il s’agit d’une naissance, du don de la vie.
N’écrira que celui qui consent à sa propre béance… Alors, oui, Heureux les pauvres !
Heureux ceux qui souffrent, car ils seront consolés… Voici que j’écoute autrement le défi des béatitudes à l’aune de ce moment d’abandon vécu lors de l’enfantement, cette évidence du plus grand dénuement vers la joie parfaite appelée à se renouveler tout au long de l’existence, « de commencement en commencement, par des commencements qui n’ont jamais de fin », disait Grégoire de Nysse en évoquant la montée spirituelle de l’âme.
— Annick Combier
Vertiges, ou les échos d’un chant
Marie,
« Heureux les cœurs purs », a annoncé ton fils, mais au travers de ton Magnificat, tu es déjà « heureuse » :
« Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit se réjouit en Dieu mon Sauveur. »
« Heureux les pauvres en esprit », a promis ton fils, mais toi, tu as déjà admis de ne pas comprendre le mystère du destin de l’enfant que tu portes.
« Heureux les affligés », a dévoilé ton fils, mais toi, exclue de la communauté des hommes pour accoucher…
« Heureux les doux », a déclaré ton fils ! La douceur, c’est choisir de chanter…
« Heureux les miséricordieux », a affirmé ton fils, mais toi, tu étais déjà sûre de « la miséricorde du Ciel qui va s’étendre d’âge en âge. »
« Heureux ceux qui ont faim et soif de justice », a proclamé ton fils, mais toi, tu as déjà compris que « les puissants seront renversés de leur trône et que les humbles seront élevés. »
« Heureux ceux qui procurent la paix », nous a révélé ton fils, mais toi, tu as déjà loué
« le secours à Israël et à la postérité d’Abraham »... pour toujours.
« Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice »... Ton exil forcé en Égypte n’est-il pas le signe de cette injustice flagrante ?
C’est par ce chant que ton fils a entendu dans ton sein que s’est tissée en lui cette certitude des béatitudes à venir, pour porter ta parole au monde entier.
Toutes les mères préparent la toile mais laissent signer l’enfant !
Ainsi, le retrait des mères est-il le don suprême de l’enfantement.
— Isaline Dutru
— Bernard Grasset
Une onde, une aube
Accueil de la lumière,
où se fond le murmure
du souffle imperceptible
créateur de la vie
sans mesure donnée.
Chaque aurore a ce goût
du pur commencement
qui préside en secret
au déploiement des ailes
d’un amour qui se donne
à jamais sans compter.
Le parchemin
posé sur l’établi,
le pinceau ou la plume
trempés d’encre de Chine,
des traits, des lettres
et voici commencés
le tableau et le chant
de l’amour qui habite
le peintre et le poète.
Tous deux, ils se souviennent
du pélican sur son rocher
revenu d’une pêche
dans une mer stérile.
Ils savent en eux-mêmes
qu’il leur faudra donner
jusqu’aux dernières gouttes
du sang qui bat en eux.
Ils savent, se souviennent :
chaque aurore a ce goût
du pur commencement
qui préside en secret
au déploiement des ailes
d’un amour qui se donne
à jamais sans compter,
dût-il devoir connaître
une mort sans appel.
— Agnès Gueuret
Lorsque j’écris, il me semble que je fouille en moi-même. Je dois creuser avec cet espoir que, malgré la douleur ressentie, les trésors débusqués nourriront des consciences.
J’ai d’ailleurs très souvent pensé que la lecture ne présente d’intérêt que si elle déclenche l’envie de créer... Et tant pis pour l’échec.
Mais d’autres tâches ne s’imposent-elles pas ? Partout règne la mort : entre les mots résonnent des cris de souffrance. Pourtant, je demeure immobile, alors qu’il faudrait réparer, ne plus songer à ses tourments intimes...
Je connais cet oubli de soi. On se donne jusqu’au jour où des murs vous écorchent : on ne peut plus parler !
Je pense à ce récit qui met en scène un sage. Pour aider une colombe que menace un rapace, il accepte de céder, au prédateur, son être tout entier, et le petit oiseau se trouve libéré. Faudrait-il agir de la sorte ?
Réponse de l’Aimé :
Prends garde aux voix qui réclament tout de toi. Dans ce conte, c’est un rapace qui mène le jeu. Si le sage s’y soumet, ne dialogue pas avec ce type d’engeance.
Je te veux fleur épanouie : tes pétales choiront et ton fruit mûrira.
— Marie-Line Jacquet
L’homme qui marche
Chicago, dans les années 40…
Il était une fois un homme de légende, de ces légendes qui fondent une ville comme Chicago et lui donnent une âme.
Joseph Kromelis, plus grand qu’un homme, sans abri, dandy à la cloche, vendait parfois quelques breloques, quelques bijoux dorés.
On aimait le rencontrer, lever les yeux vers lui, l’écouter.
Mais il n’avait pas que des amis, cet homme libre.
Un sombre jour, un criminel fit flamber son abri, avec son occupant, qui ne s’en remit guère.
Le monde s’attrista, ne voulait pas l’oublier.
Bien après une dispute violente avec Picasso, Giacometti, blessé lui aussi, boitant toujours, a sculpté L’homme qui marche, s’appuyant sur le souvenir de ce sans-abri, de ce hors-la-loi américain, Joseph Kromelis, glorieuse victime.
Au Walking Man, il donna son image, en plusieurs endroits du monde, à tout jamais, de Paris à Chicago.
— Françoise Kerisel
Rituel
Quatrième âge. Ma belle-mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, vit à la résidence Saint-Benoît depuis plusieurs années. Petit à petit, son regard s’est embrumé, surtout depuis qu’elle est assise dans une chaise roulante du matin au soir. Autour d’elle, des femmes et des hommes errent. Quelques aides-soignantes africaines passent et repassent.
Marie s’assied à côté de sa mère après l’avoir embrassée et, quand je l’accompagne, lui dit à chaque fois : « Voici Bruno, ton gendre. »
Son regard éteint se réveille. Elle me reconnaît et répète : « Bonjour mon bien-aimé. »
Je m’assois. Elle me prend les mains et sourit. Ses yeux plongent dans les miens. Quelle paix ! Quelle douceur !
Je pense au Cantique des Cantiques : « Je suis à mon bien-aimé et mon bien-aimé est à moi. »
D’où vient son sourire d’une lumière incomparable et tranquille ? Une pure présence ?
« Que tu es belle, mon amie, que tu es belle ! »
Vient une joie qui me dépasse.
Quel don tu fais, ma bien-aimée, à l’homme agité que je suis !
— Bruno Lehuerou
Ne garder pour moi rien de moi
« Ne gardez pour vous rien de vous,
Rien de vous ne gardez pour vous,
Afin que vous accueille tout entier
Celui qui se donne à vous tout entier »
Ainsi chante, prie, parle le poverello d’Assise, ce très bas qui ne cesse de nous éclairer d’en-haut, cet ami des loups et des oiseaux, ce chantre de l’eau, de la terre et du soleil, cet homme nu sur la place de la ville, se délaissant de tous ses beaux atours de bourgeois aisé pour se revêtir du Christ et de lui seul.
Il y a quelques mois, la vie me demandait de me dénuder de toi, mon fils, de te laisser retourner dans ce monde inconnu d’où je t’avais fait naître, de te laisser repartir vers cet espace sans espace et dans ce temps sans temps.
Il y a quelques mois, juste avant de partir, tu me demandais de « profiter de cette vie » privée de toi, de ne rien garder pour moi, pas même cette souffrance causée par ton départ, de tout offrir, tout donner, tout abandonner, tout pardonner.
J’essaye de t’obéir, de ne pas trop souffrir,
De croire que la lumière te baigne, te réverbère…
Je sais que pour garder en moi le goût de vivre,
Je n’ai pas d’autre choix que de tout accueillir :
Le vide de ton absence, le plein de ma souffrance,
L’au-delà des jours gris, l’en-deçà de cette vie,
L’incompréhensible, l’intraduisible de ma révolte de mère,
Le haut-le-cœur qui s’empare de mon âme meurtrie,
Le bouillonnement des cellules, la danse des particules
Dans le chaudron du deuil, cet incessant travail d’alchimie
Pour transformer le plomb du quotidien en un or divin.
« Je ne parlerai pas, je ne penserai rien
Mais l’Amour infini me montera dans l’âme »
s’écrie le jeune Rimbaud dans une fulgurance d’adolescent.
Ne rien dire, ne rien penser, ne rien vouloir,
Ne rien attendre, ne rien chercher,
Pas même prier.
Ne rien écrire non plus.
Être la vague qui meurt,
Toute entière absorbée,
Rendue à l’infini,
À la vie de la Vie.
Plus je m’avance en eaux profondes et silencieuses, plus je te sens m’engendrer dans un instant d’éternité, me faire accéder à l’arbre du don sur lequel éclosent tous les possibles, toutes les lumières, toutes les clartés innées, toutes les immensités illimitées du tout donné, tout abandonné.
Et si je ne t’avais donné la vie qu’à la seule fin que toi, tu me donnes LA Vie ?
— Véronique Lejoindre
Ce que tu m’as donné
J’aime porter des boucles d’oreilles, un lainage, un foulard, offerts ou légués. Je me sens revêtue de tendresse, d’une attention par-delà les frontières artificielles entre la vie et la mort. Lorsqu’on le remarque, j’ai plaisir à préciser : mon mari ou tel petit-fils m’en a fait cadeau ; le lien accroît la valeur de l’objet, quel qu’il soit.
Ma chère Maurane s’en est allée ; me restent, non seulement ses chansons magnifiques, portées par sa voix profonde, nuancée, mais une écharpe violette en étamine de laine. Assises l’une près de l’autre, au Salon du livre organisé par la Villa Yourcenar au sommet du Mont Noir, je l’avais admirée ; sans hésiter un instant, elle me l’avait passée autour du cou. J’étais désemparée devant sa générosité, alors j’ai détaché mon foulard en soie pour le lui donner ; nous sommes tombées dans les bras l’une de l’autre. Cette écharpe, souvent mise, je l’ai transmise à une de nos petites-filles qui l’appréciait.
Avec le même élan que Maurane, une amie se préparant à quitter notre maison m’a tendu le châle couleur corail que je louais sans la moindre arrière-pensée, car j’aime m’émerveiller ! À la manière de l’écrivaine belge Suzanne Lilar, observant que les choses n’étaient pas moins belles de ne pas être possédées. Je lui ai offert un livre en échange, pour le seul plaisir.
Il n’est pas nécessaire de donner en retour comme si l’on s’acquittait d’une dette, mais la réciprocité fait circuler la grâce du geste.
— Colette Nys-Mazure
Le don de l’abandon
Et si l’ultime don, aux confins d’une marche, siégeait dans le non-faire, dans le seul abandon au regard de l’autre et à son bon vouloir.
Certains voudront s’enfuir, effrayés par la charge, impuissants à porter ce qui paraît si lourd et pourtant si léger.
Certains abuseront de ce qu’ils prennent encore pour la naïveté, voire la stupidité d’une âme trop ouverte.
Sans scrupule, ils violeront cet espace sacré que l’on nomme confiance, fissurant le silence des fondations du monde.
Certains esquisseront un crochet de côté avant de revenir, intrigués par cette quête, creuset même de l’accueil où l’on n’attend plus rien, où tout devient possible.
Certains oseront enfin lancer leur ancre au loin, dans l’échange mutuel du lieu-dit L’Abandon. Le Tout-Autre s’y tient, source unique du don.
— Agnès Parent de Curzon
Hôpital Saint-Louis, avril, saison des boutures et des greffes.
Après des mois sans eau, sans trêve, sans caresse : l’appel. Tout quitter, tout abandonner là. Répondre oui et partir sans images, sans mots. Se laver, purification rituelle. Efface mes péchés et mes fautes, pardonne-moi. Corps nu, propre et glabre. Masque sur le visage, intraveineuse, évanouissement bienheureux. Oubli.
Nuit obscure du ventre ouvert de part en part. Le V de la victoire, disent-ils, à l’évocation des cicatrices, de chaque hanche vers le pubis, au lendemain matin. « Tu es ta propre métaphore. »
Dans la stupeur blanche de la chambre, sous la pulpe des doigts, les boursouflures des épais pansements. Et sous la peau incisée au scalpel…
« On vous a greffé de beaux organes, le donneur était un jeune homme de trente-trois ans. N’y pensez plus. »
— Véronique Petetin
Degré rien
ma chair n’est que vous
n’imagine rien
ne tente rien
seule imprimée de l’éternité
retirée
au fond le plus possible de sa respiration
flamme insuffisante
inexistante
enclose au cœur
calmement confiante
aime
seule tendue votre venue
ne désirant plus cette fente n’importe où
que vous emprunterez
quand vous me toucherez
et tomberez
L’infime immensité dont j’ai besoin
pour me réveiller
et naître simplement
l’amour
entre vos bras
— Marthe Peyrat SURREXIT une déchirure dans la lumière
L’oiseau, à ma fenêtre, y était peut-être hier. Je ne l’avais pas vu. Ce matin, le souffle minuscule qui l’anime fait monter du profond de moi une joie. Le don était là. Il manquait mon attention, ma gratitude. La mésange ignore qu’elle fut à cet instant, pour moi, un cadeau inestimable, de respiration à respiration, me reliant à l’azur.
Savait-elle la grâce qu’elle nous offrait, durablement, cette amie qui, au seuil de la mort, avait réuni ses proches pour les remercier de leur compagnonnage à différentes périodes de sa vie ? Nous étions une vingtaine, dans la chapelle de l’hôpital, où on l’avait conduite sur son lit médical. L’un après l’autre, elle nous a appelés pour évoquer, de visage à visage, des souvenirs, devenus grâce à ce moment ineffaçables. Elle nous disait, nous lui disions, de cœur à cœur, notre intense gratitude. Nous vivions un instant d’éternité.
Mystère de la beauté. Ce petit dessin épinglé au mur du musée, soudain, provoque en moi un soulèvement, une vague de jubilation. L’artiste, en le réalisant, ne pouvait imaginer ce qu’il m’offrait, qu’il offrirait peut-être à nombre de regardeurs anonymes. Le don vrai est sans savoir sur lui-même.
Elle me sauvait de l’abîme de l’angoisse, elle qui avait trouvé les mots pour me rejoindre, sans être atteinte par ma dépression adolescente. J’ai su, dès ce jour, qu’une parole active peut redonner vie.
L’oiseau, cette œuvre, cette parole, je les ai faits miens, comme toutes les pages de tous les livres lus, toutes les bibliothèques, tous les mots reçus, les images gravées à travers les âges ; mon amie est devant. Hommage à ceux qui nous précèdent, et qui ignorent leur don, vie et mort jointes indissolublement.
— Christine Ray
Le don de Léon
On étouffe en cette nuit d’été. À travers le judas de la loge, ce 17 juillet 1942, à six heures, Léon, quinze ans, réveillé par un vacarme, va tout voir : les gendarmes dans le hall qui bousculent Lazare, son père, sa mère, ses frères et sœurs. Il enviait ce Lazare, fortuné, premier de classe. À vrai dire, il ne l’aimait guère. Maintenant, il a honte d’être resté à l’abri, de ne pas avoir hurlé : « Arrêtez ! »
Juillet 1943. Un chemin s’est tracé dans la tête de Léon, tout droit, sans retour. Un chemin d’absolu. Minuit. Il se cache sous des porches dès qu’il entend les pas lointains d’une patrouille. Peur au ventre, courage au cœur. Il a quitté une nouvelle fois la loge à l’insu de sa mère endormie. Il est allé chez un monsieur qui lui a remis une enveloppe. Il la porte à l’autre bout de Paris.
Une main de fer sur l’épaule. C’est fini. À la prison, dans la cellule, l’un jure, un prêtre récite sa prière, les autres sont prostrés.
Un gardien lui a procuré une feuille, une plume.
« Maman chérie, ne pleure pas. L’idée m’est venue la nuit où ils ont emmené Lazare. J’ai tout vu par le judas. Il fallait que je me risque. Tu disais toujours : il faut se protéger quand les Boches et les collabos font leur sale besogne. S’en sortir, c’était ton verbe. Mais je n’étais pas d’accord. C’est ma vie que je donne. Je demanderai à ne pas avoir les yeux bandés, ça ira vite, juste une intense douleur. Je ne peux dire que je n’ai pas peur. Si je suis triste de quitter cette vie, c’est de ne plus te voir, de ne plus découvrir au matin les arbres frissonnants de vie. De ne plus faire l’acrobate en bicyclette dans la cour de l’immeuble. Peux-tu rendre à René le livre d’histoire que je lui ai emprunté ? Et à Jacqueline, au troisième, dis-lui que je l’aime bien. Je l’aimerai bien toujours, là où je serai.
Là où je serai, ce sera MIEUX. »
— Jean-Louis de La Vaissière
Lecture
Aussi loin qu’il s’en souvienne, Léo lit. En silence. Il évite de se laisser déranger par la violence et le bruit des autres, ignorant la force, la ténacité de la vie.
Un jour, le poste de bibliothécaire en prison s’offre à lui. Il découvre alors un lieu violent ; les cris et les odeurs lui donnent envie de fuir. L’intensité du regard des détenus le fait osciller, muet, sur un chemin de crête.
Lentement cependant, la présence de ses lecteurs transperce sa carapace. Ils lui parlent, lui racontent leurs vies difficiles. Ils ont très envie de toucher l’humanité de ce bibliothécaire, caché derrière son abri précaire de livres et de silence. La violence des récits l’atteint en profondeur.
Un chemin inédit s’ouvre ; il le parcourt en tremblant avant de consentir aux joies de vraies rencontres. En ce lieu insalubre, dans ce dénuement, Léo tisse des relations empreintes de chaleur avec des inconnus venus de loin. Il découvre toute la complexité de la nature humaine : être meurtrier et empêcher un compagnon de cellule de se suicider est possible. Aimer ses enfants et vendre de la drogue est une réalité. Vouloir rester dans un pays qui vous rejette faute de papiers relève d’une vie choisie. Des êtres humains aimables dans tous les sens du terme.
Léo comprend qu’ils l’acceptent parmi eux, qu’il a de la valeur à leurs yeux. Ils l’aident à s’insérer dans la complexité de la vie, à oublier ses craintes, à rire de ses erreurs passées et à avancer, paisible, vers un avenir inconnu.
— Monika Wonneberger-Sander