Pourquoi j’ai écrit ce livre ?
Depuis longtemps déjà je suis sensible au péril des lectures fondamentalistes des livres saints et j’ai remarqué que, très souvent, l’unique réponse à ces lectures se situait dans le champ de la science. Interpréter ces livres avec les outils critiques de l’histoire, de l’archéologie etc. semblant suffisant pour contrer ces lectures qui présupposent que le passé – largement mythifié – doit être le seul guide pour les croyants. Ce dilemme est très réducteur : faut-il mortifier la vie, la vie créatrice, au nom d’un passé consigné dans un livre censé nous dicter notre conduite ? Ou faut-il congédier ce livre au nom de la science ? J’ai cherché, en référence à la tradition juive, à analyser une autre voie : une lecture spirituelle qui tente de répondre à la question de savoir ce qu’est le livre pour nous, aujourd’hui, et qui invite au renouvellement de sens des versets grâce aux questions qu’hommes et femmes sont impérativement conviés à leur poser au cours d’un voyage qui dure toute la vie.
Extrait.
« Dans un de ses profonds apologues, R. Nahman de Bratzlav raconte qu’un roi demande à son fils de hisser un rocher immense qui se trouve dans la cour jusqu’au premier étage du palais. Le fils tente de le faire mais le rocher a de telles proportions qu’il est impossible de le faire bouger, même avec l’aide d’autres personnes, de chevaux et de divers leviers. Le prince essaye de nombreuses fois mais à la fin, désespéré, il y renonce. Quand le roi veut savoir pourquoi il n’a pas accompli son devoir, le fils lui répond avec affliction que c’est impossible. Le roi lui répond alors : ‘mais comment pouvais-tu croire que je te demandais l’impossible ? Tu aurais dû réfléchir, t’ai-je demandé de transporter le rocher dans son entièreté ? Si tu avais pris un marteau pour découper des petits morceaux de ce rocher, peu à peu tu aurais réussi à accomplir ta tâche’.
Le rocher lourd et pesant, explique alors R.Nahman, n’est autre que notre « cœur de pierre » (Ez 11, 19) qu’il s’agit pourtant d’élever vers le Roi grâce au marteau qu’est la langue (haLachon) qui, chaque jour, nous permet de nous entretenir un peu avec Lui. Notre langue permet de sculpter notre cœur et de donner de l’élan à notre âme (nechama). Notre cœur de pierre se brisera morceau par morceau si nous nous entretenons, ne serait-ce qu’un peu, quotidiennement avec l’Eternel. Fragment par fragment nous parviendrons à l’élever vers Lui.
Mais cette image du marteau qui fait voler le rocher en éclats, évoque aussi le verset de Jérémie (23, 29) : « est-ce que ma parole ne ressemble pas au feu et au marteau qui fait voler en éclats le rocher ? » , et il lui donne une tonalité particulière. Nul ne peut faire bouger dans son entiereté le rocher auquel ressemble un texte non interprété et le transposer dans le palais du Roi pour le hausser et se hausser avec lui (le fondamentaliste le croit et il s’imagine se trouver déjà dans le palais et jouir de toutes les prérogatives d’un prince) ; mais nul ne doit se contenter de fragmenter ce rocher en une poussière de petits morceaux puis de les abandonner dans la cour comme autant de vestiges d’un travail fait par des hommes du passé dans tel ou tel dessein (études critiques). D’après cette parabole en effet, il faudrait s’exercer quotidiennement à user de son marteau (la langue qui interroge les versets) afin de fragmenter ce rocher et de transporter soi-même peu à peu ces petits morceaux dans le palais, c’est-à-dire de les élever et de s’élever avec eux vers Celui qui espère notre interprétation. Le texte n’a-t-il pas bien souvent la compacité de la pierre au point de paraître d’une lourdeur trop imposante, et encombrante de surcroît, quand l’œuvre de l’interprétation se rétracte ou disparaît ? Seul un être animé du désir de faire bouger un tant soit peu le rocher, grâce à la langue (haLachon) qui l’habite, découvre des significations nouvelles dans un texte qui n’est pas compacité mais densité infinie. »
Catherine Chalier, Lire la Torah, Seuil
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