Est-il possible de faire entendre aujourd’hui les paroles prophétiques de celui qui fut tour à tour chef de guerre contre l’envahisseur français, prisonnier trahi par la France et maître spirituel, prônant l’unité dans le respect de la diversité des religions ? Le musulman Abd el-Kader s’adresse-t-il à notre occident dévoré par sa course aux conquêtes technologiques et matérielles ? C’est la conviction intime de Karima Berger, qu’elle déploie avec passion dans un récit au titre aussi juste qu’intrigant : Abd el-Kader, l’Arabe des Lumières.
A ceux qui ne connaissent pas ou mal cet épisode dramatique de l’histoire de France et d’Algérie, meurtrissure transmise de génération en génération pour les deux sociétés, la lecture de ce livre apportera les éléments factuels, trop occultés ou déformés par les récits nationaux. Défense de la colonisation au mépris des crimes commis d’un côté, oubli de la dimension de chef d’Etat et de maître spirituel de l’autre.
Car l’intérêt majeur de ce travail nouveau et original sur l’émir inclut et dépasse l’enjeu de vérité historique. Karima Berger, lectrice amoureuse de son œuvre mystique et poétique, parcourt passionnément toutes les faces de ce héros inclassable, guerrier, érudit, poète, savant, mystique, et parfaitement moderne. Formé dès le plus jeune âge aux sciences théologiques, militaires, aux exercices spirituels, dans chaque circonstance d’une vie extraordinairement bouleversée, il se soumet à la prière et à la miséricorde, au point de déposer les armes pour éviter de plus grandes tueries, et plus tard de les reprendre pour défendre les chrétiens menacés d’extermination à Damas.
Ses adversaires l’admirent et s’étonnent de la noblesse de celui qu’ils ont apparemment vaincu. Trahi, détenu en prison avec sa famille dans des conditions d’une grande rudesse, Abd-el Kader observe la France et s’interroge : admirateur des progrès techniques, il anticipe les immenses dangers que la perte de la foi en la transcendance projette sur la société occidentale… C’est le sujet de cette lumineuse et généreuse lettre aux Français, anticipatrice à bien des égards, que nous ferions bien de relire en ces temps de trouble et d’incertitude sur notre civilisation. Celui qui rêvait de relier l’Orient et l’Occident, pour le meilleur, enfin libéré, termine ses jours à Damas, près du tombeau de son maître spirituel, Ibn Arabi, penseur et philosophe soufi du XIIIème siècle.
Enfin il peut consacrer sa vie à l’étude, à la prière et à l’écriture, entouré de ses chères bibliothèques. Il achève une œuvre spirituelle immense, le livre des Haltes, un itinéraire d’une âme qui n’a eu de cesse de chercher l’unité… Une œuvre moderne, ces Haltes, nous prévient l’auteure « tant elles offrent à l’intimité de l’expérience une place puissante et subtile ».
La force de ce livre inspiré est de nous rendre cet itinéraire contemporain, car Karima Berger parle de l’expérience intime d’une lecture qui a accompagné sa vie et résonne avec les heures obscures que nous vivons….
Et si l’émir Abd el-Kader était pour la France et pour l’Algérie un témoin unique de ce que chacune des sociétés peut porter de meilleur ? L’espérance d’un lien spirituel entre Orient et Occident ? Et pourquoi pas, un modèle de laïcité enseigné dans les écoles ?
Abd El-Kader, l’Arabe des lumières, de Karima Berger, Albin Michel.
Une lecture de Christine Ray.