Hommage à Christian Bobin par Marc Bouriche

31 décembre 2022

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Les princes de la hêtraie ont aussi leurs tourments, leur crépuscule. Couchés sur la terre ils conservent leur noblesse jusque dans la mort, continuent d’honorer la vie en se consumant, en offrant aux hommes leur chaleur...

Éclipse de soleil

Vous vous êtes retiré dans vos quartiers d’hiver cher Christian Bobin, la route pour venir vous saluer sera juste un peu plus aventureuse. Vous pouvez à loisir contempler depuis les coulisses le grand théâtre du vivant, souffler à l’occasion le mot manquant à l’acteur en détresse.

C’est un fabuleux héritage que vous laissez aux orphelins que nous sommes devenus un jour de novembre de l’an 2022, aux mendiants, aux affamés, aux sans-logis. Après avoir fui toutes les chapelles vous vous mettez hors champ, poussez une visite à vos amis Jean Grosjean et Jean-Marie Kerwich, vous vous escamotez. Les cavaliers de l’Apocalypse à l’assaut du vingt-et-unième siècle endiablé, ce n’est plus votre histoire. Vous êtes un migrant, votre pays d’accueil est sans mesure, riche d’autres possibles. La précieuse semence de votre passage parmi les hommes d’ici germera toujours neuve à chaque équinoxe de mars.

Vous étreignez là-bas ce que vous avez chéri sur terre d’un soin sans lacune ni balise. Vous saviez que le chant de l’amour qui ne meurt se régénère à tous les postes frontières de nos transhumances. À pas de chat qui ne veut ameuter ses entours vous parcouriez au long des jours les chemins de l’inconnaissable, humiez les brises légères du ressuscité. Sans effaroucher le chaland vous avez ouvert la sente oubliée dans le taillis du monde, vous flâniez incognito dans les alpages  du Tao.

Mieux qu’à une gratitude sans lendemain c’est à une tâche heureuse et sans fin que vous nous conviez : poursuivre le défrichage, guetter les éclaircies, bâtir des refuges sur les promontoires d’où le randonneur pourra jouir de l’horizon sans bornes de votre pèlerinage.

Vous nous aviez prévenus cher Christian Bobin, on ne peut pas mettre un cœur en terre. C’est pourtant dans les turbulences, au cœur de notre cœur, que nous noyons notre chagrin à l’annonce de votre échappée belle. Les nuages, les arbres et les oiseaux qui vous liaient d’amitié sont à leur tour les scribes fervents de votre saga, nous consolent de votre congé, de ne plus entendre le chaleureux vibré de votre voix, vivante, posée, écoutante, de ne plus palpiter au silence de voyant que vous ménagiez entre la fin d’une question et l’aurore d’une image surgie de la brume comme un soleil. Ne plus voir votre sourire épandre son baume sur les plaies de vos auditeurs, ne plus laisser éclater avec vous cette joie enfantine qui vous habitait en sourdine et que vous libériez parfois sont notre épreuve de sevrage. Vous n’ignoriez pas les rugosités, l’âpre de la vie, c’est un alcool fort disiez-vous, vous faisiez juste un pas de côté avec le sourire de Fra Angelico. Vous alliez muser derrière le paravent des mascarades et des escarmouches, chantiez à la cantonade à la claire fontaine m’en allant promener...

Vous vous êtes éclipsé dans l’ombre de la lune mais tout passe, même l’éclipse. Vous reviendrez nous visiter et nos propres mots danseront comme pollens au printemps sur les rayons de l’astre dardant sa lumière d’outre-tombe. Les fleurs du vingt-quatre avril qui s’envolaient vers le champ vieux nous reviendront en conversations chuchotées sous les frondaisons de l’intangible présence. Vous nous aimiez libres de vous, votre escapade dans les prairies élyséennes nous est invitation sans retour à le rester.

Le facteur devenu rare ét ait passé un jour de mai je crois, une écriture au feutre noir réjouissait l’enveloppe de ses rondeurs, une écriture ouverte, généreuse, familière comme un visage aimé. Votre première phrase me fit plonger dans l’eau fraîche d’une rêverie heureuse, ne m’aimez pas trop cher Marc. Vous exhaliez en six mots l’ultime fragrance d’une vie fraternelle parmi les hommes.

Depuis votre esquive vers les estives d’altitude vous avez rendu le sentier du  trop impraticable, ouvert celui du bien qui conduit à la source cachée où se trament fil à fil les couleurs du cœur avec celles du regard habité, où s’élabore le singulier, l’unique, le tissu de l’âme enfin libérée du carcan des explications, des pacotilles et des miroirs quand jaillit la fontaine claire de sédiments.

Les retrouvailles sont proches. Nous échangerons bientôt sous le porche d’une cathédrale de nuages, deviserons en silence de l’air du temps qui passe et de celui qui n’a jamais passé. Nous serons libres de bagages, légers comme vols d’hirondelles au retour des tropiques après la migration.

Marc Bouriche

Ce texte paraîtra dans la dixième édition augmentée des Lettres d'escale qui sortira en Janvier.

Dessin à l’encre du ciel par Frédérique Lemarchand, artiste peintre, artiste peintre, lemarchand-peintre.com

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