Catherine Chalier. Lire la Torah

1 mars 2015

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Pourquoi j’ai écrit ce livre ?
Depuis longtemps déjà je suis sensible au péril des lectures fondamentalistes des livres saints et j’ai remarqué que, très souvent, l’unique réponse à ces lectures se situait dans le champ de la science.  Interpréter ces livres avec les outils critiques de l’histoire, de l’archéologie etc. semblant suffisant pour contrer ces lectures qui présupposent que le passé – largement mythifié – doit être le seul guide pour les croyants.  Ce dilemme est très réducteur : faut-il mortifier la vie, la vie créatrice, au nom d’un passé consigné dans un livre censé nous dicter notre conduite ? Ou faut-il congédier ce livre au nom de la science ?  J’ai cherché, en référence à la tradition juive, à analyser une autre voie : une lecture spirituelle qui tente de répondre à la question de savoir ce qu’est le livre pour nous, aujourd’hui,  et  qui invite au renouvellement  de sens des versets grâce aux questions qu’hommes et femmes sont impérativement conviés à leur poser au cours d’un voyage qui dure toute la vie.

 

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Extrait.
 « Dans  un  de  ses  profonds  apologues,  R. Nahman  de  Bratzlav  raconte  qu’un roi  demande  à  son  fils  de  hisser  un  rocher  immense  qui se  trouve  dans  la  cour  jusqu’au  premier étage  du  palais.  Le  fils tente  de  le  faire  mais  le  rocher  a  de telles  proportions  qu’il  est impossible  de  le faire  bouger,  même  avec  l’aide  d’autres personnes,  de  chevaux  et  de divers  leviers.  Le  prince  essaye  de nombreuses  fois  mais  à  la  fin, désespéré,  il  y  renonce.  Quand  le  roi  veut  savoir  pourquoi  il  n’a  pas  accompli  son  devoir,  le  fils  lui  répond  avec affliction  que c’est  impossible.  Le  roi  lui répond  alors :  ‘mais comment  pouvais-tu  croire  que  je  te demandais  l’impossible ?  Tu  aurais  dû  réfléchir,  t’ai-je  demandé  de  transporter  le  rocher  dans  son  entièreté ?  Si  tu  avais  pris  un  marteau pour  découper  des  petits  morceaux  de  ce rocher,  peu  à  peu  tu  aurais réussi  à  accomplir  ta  tâche’.
Le  rocher  lourd  et  pesant, explique  alors  R.Nahman,  n’est  autre  que  notre « cœur de  pierre »  (Ez 11, 19) qu’il  s’agit  pourtant  d’élever  vers  le  Roi  grâce  au  marteau  qu’est  la  langue  (haLachon)  qui,  chaque  jour, nous  permet  de  nous  entretenir  un  peu  avec  Lui.  Notre  langue  permet  de  sculpter  notre  cœur  et  de  donner  de  l’élan  à  notre  âme (nechama).  Notre  cœur  de  pierre  se  brisera  morceau  par  morceau  si  nous  nous  entretenons,  ne serait-ce  qu’un peu,  quotidiennement  avec  l’Eternel.  Fragment  par  fragment  nous  parviendrons  à  l’élever  vers  Lui.
Mais  cette  image  du  marteau  qui  fait  voler  le  rocher  en  éclats,  évoque  aussi  le  verset de  Jérémie (23, 29) :  « est-ce que ma  parole  ne  ressemble  pas au  feu  et  au  marteau qui  fait  voler  en  éclats  le rocher ? » ,  et  il  lui  donne  une  tonalité particulière.  Nul  ne  peut  faire  bouger dans  son  entiereté  le  rocher  auquel  ressemble  un  texte  non  interprété  et  le  transposer  dans  le  palais  du  Roi pour  le  hausser  et  se  hausser avec  lui  (le  fondamentaliste  le  croit  et  il  s’imagine  se   trouver déjà  dans  le  palais  et  jouir  de  toutes  les  prérogatives  d’un  prince) ;  mais  nul  ne  doit  se  contenter  de  fragmenter  ce  rocher  en  une  poussière  de  petits  morceaux  puis  de  les  abandonner dans  la  cour  comme  autant  de  vestiges d’un  travail  fait  par  des  hommes  du  passé  dans tel  ou  tel  dessein  (études  critiques). D’après  cette  parabole  en  effet,  il faudrait s’exercer  quotidiennement  à  user  de  son  marteau  (la  langue  qui  interroge  les  versets)  afin  de  fragmenter ce  rocher  et  de  transporter  soi-même  peu  à  peu  ces  petits  morceaux  dans le  palais,  c’est-à-dire  de  les  élever  et  de  s’élever  avec  eux  vers  Celui  qui  espère  notre  interprétation.  Le  texte  n’a-t-il  pas  bien  souvent  la  compacité  de  la  pierre  au  point de  paraître  d’une  lourdeur  trop  imposante,  et  encombrante  de  surcroît,  quand  l’œuvre  de l’interprétation  se  rétracte  ou  disparaît ? Seul  un  être  animé  du  désir  de  faire  bouger  un  tant  soit  peu  le  rocher,  grâce  à  la  langue  (haLachon) qui  l’habite,  découvre  des  significations  nouvelles  dans  un  texte  qui  n’est  pas  compacité  mais  densité  infinie. »

Catherine Chalier, Lire la Torah, Seuil

 
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