Catherine Chalier. La gravité de l’amour. Philosophie et spiritualité juives.
Pourquoi j'ai écrit ce livre ?
Comment réfléchir à l’amour dans la tradition juive alors que la critique chrétienne a voulu priver cette tradition d’une réelle pensée de l’amour sous prétexte de la centralité de sa Loi ? Ce livre s’efforce de montrer comment les philosophes et les spirituels juifs – attentifs aux textes de la Torah – ont pourtant déployé une pensée de l’amour de grande importance. Ils ont eu ainsi une haute conscience de l’amour de Dieu - à entendre, comme l’amour qu’on lui porte et comme celui qu’Il porte à Ses créatures - et de l’amour du prochain, ainsi que du lien entre ces différentes expressions de l’amour. Ils en ont profondément médité la complexité théologique, spirituelle, émotionnelle et morale, et montré ce qu’elles mettaient en jeu, concrètement, sensiblement, dans la vie humaine, sans sous-estimer les immenses difficultés théoriques et existentielles qu’elles engagent. Ce livre analyse ces pensées en gardant à l’esprit que le verbe « aimer » et le mot « amour » si souvent galvaudés et maltraités exigent beaucoup de pudeur et de gravité dans leur emploi sous peine de les confondre avec de fades ou brutales contrefaçons.
Le choix des questions examinées dépend du sentiment de leur caractère impérieux face aux simplifications outrancières qui s’imposent si souvent en matière de religion dans les sociétés modernes. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, central dans le judaïsme pour le présent propos : sauf à devenir un leitmotiv sans engagement intellectuel, spirituel, moral et émotionnel, les mots répétés, matin et soir : « et tu aimeras l’Eternel ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces » (Dt 6, 5), ne cessent d’exiger de celui/celle qui les dit qu’il/elle s’efforce d’en découvrir la vérité. Non pas une vérité objective et définitive, mais une vérité existentielle appelée à orienter la vie de celui/celle qui les prononce, dans le clair-obscur de ses jours. La question se pose aussi toutefois de savoir ce que peut faire un philosophe avec une telle vérité qui semble peu compatible avec un contenu rationnel.
Extrait :
« Quand le mot « amour » vient à l’esprit à propos de Dieu, il s’agit d’une expérience, d’un témoignage ou d’une transmission de la mémoire de celui-ci, plutôt que d’une élaboration théologique abstraite censée décrire l’essence de Dieu, n’est-il pas préférable d’employer un verbe qui évoque la dynamique d’un événement plutôt qu’un attribut qui analyse l’essence suprême - ce qu’une certaine théologie appelle telle - de façon intemporelle ? Dire « Dieu aime », plutôt que Dieu est amour, ne revient pas à substituer une facilité de langage à une difficulté théorique, mais à éviter d’enfermer le mot Dieu dans une définition. Cela convie en outre à souligner que l’expérience qu’en font les êtres humains, au cœur de leurs vies éphémères et si souvent éprouvées, doit être interrogée constamment. Cette expérience, à chaque instant fragile, voire prête à s’effacer pour céder la place à une nuit opaque, se partage évidemment de façon malaisée. C’est pourquoi, sauf à en faire une incantation insignifiante, uniquement destinée à tarir les doutes avant qu’ils se lèvent, et cela souvent de façon autoritaire, la proposition « Dieu aime » doit se mesurer à une épreuve personnelle et collective »
Catherine Chalier est professeur émérite de philosophie. Elle a publié de nombreux ouvrages sur la source hébraïque de la pensée dont Lire la Torah (Seuil) et Aux sources du hassidisme, le Maggid de Mézéritch (Arfuyen).
Catherine Chalier. La gravité de l’amour. Philosophie et spiritualité juives. Paris, PUF, 2016.
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