Ainsi écrivait Claude-Henri Rocquet au sujet du peintre Bruegel:
"Il est le peintre de la Flandre, son pays. Il a représenté les champs labourés jusqu'à l'horizon et les chemins de terre humide, leurs ornières, les prairies et la ferme basse, le ruisseau fleuri d'iris où trébuche l'aveugle, le village aux maisons de brique rouge et brune, la kermesse ou la noce entre les arbres, sur la place, la mer grise et venteuse, la mer morose où peinent vaisseaux et barques dans la tempête, sous la bourrasque, la plaine des sillons et la plaine des vagues, sous le ciel très haut, devant le ciel très bas, tout le pays du Nord. Mais quelle étrange Flandre ! […]
Et c'est peut-être de ses cheminements par les sentiers de montagne, vers l'Italie, et de ces vues plongeantes sur l'étendue des plaines et les villes, les villages, la ponctuation des bourgades et des hameaux, le fil des eaux et leur éclat dans l'éclaircie, la touffe des bosquets, la pente des prairies, que Bruegel a gardé cette façon de voir et de rêver la terre, le monde, à vol d'oiseau. Est-ce le sens qu'il faut donner à ces corbeaux engourdis dans les branches noires, devant la neige, mais qui veillent, méditent, observent ?
Extraits de Claude-Henri Rocquet, Bruegel, la ferveur des hivers, Mame. 1994.
Claude-Henri Rocquet (1933-2016) s’en est allé dans la nuit du 23 au 24 mars dernier, veille du Jeudi saint : Claude-Henri Rocquet, comme l’a souligné Christophe Henning lors de notre dernière assemblée générale, était un membre fidèle de l’association Ecritures & spiritualités. Combien de fois n’avons-nous pas croisé sa haute silhouette à barbe de neige, écouté sa voix profonde qui invitait à ralentir le cours du temps pour admirer Jérôme Bosch ou Edward Hopper ? S’il se disait tout à la fois écrivain, dramaturge et poète, c’était pour mieux établir un va et vient permanent entre la beauté, le monde de l’art et celui de la Bible, du spirituel et des grandes interrogations sur l’homme. Ce lien, qui ne va plus de soi dans une société si amnésique comme la nôtre, il ne cessait de l’explorer de livre en livre.
Dans un bel article de la revue Christus (N° 212. Octobre 2006), Yves Roullière a souligné combien l’itinéraire et l’œuvre de Claude-Henri Rocquet traduisaient en ce sens une vraie quête mystique, à la « recherche de Dieu le Père ». Né en 1933 à Bordeaux, agrégé de lettres, docteur en histoire de l’art, il sera une vingtaine d’années professeur à l’Ecole nationale des Arts décoratifs et saura à ce titre faire partager sa passion pour la peinture, éduquer la manière de regarder. Et ceci en collaborant à de nombreuses revues comme la Quinzaine littéraire, Esprit, Nunc ou La Croix.
Mais avant d’aiguiser notre regard, l’homme fut d’abord un homme d’écoute, comme en témoignent ses trois livres d’entretiens avec Mircéa Eliade (L’épreuve du labyrinthe. Belfond 1978), Lanza del Vasto (Les facettes du cristal. Le Centurion 1981) et André Leroi-Gourhan (Les racines du monde. Belfond 1982). Quel journaliste ou écrivain en herbe n’a pas rêvé d’interviewer de telles figures, en plongeant dans les grandes questions sur l’homme, ses mythes et ses origines, son ouverture au beau et sa capacité au mal, son interrogation sur Dieu ou la violence ? Avec audace, Claude-Henri Rocquet l’a fait, osant ces dialogues ambitieux où une personnalité se livre dans un échange au long cours. Durant sa vie, il sera marqué en particulier par la figure de Lanza del Vasto, fondateur de la communauté de l’Arche (qu’il ne faut pas confondre avec la communauté homonyme créée par Jean Vanier), partageant ses convictions sur la non-violence et son combat contre la torture. Il lui consacrera d’ailleurs quelques ouvrages, dont une biographie coécrite avec Anne Fougère (Lanza del Vasto, pèlerin, patriarche, poète. Desclée de Brouwer. 2003)
Par ailleurs, C-H. Rocquet est aussi celui qui fait vivre les grands personnages bibliques au théâtre, nous entrainant au déluge avec Noë et ses fils, dans la confrontation à Dieu avec Jonas, Rahab ou Hérode. Don Juan ou Oreste ne lui font pas peur non plus, et on lui verra même tenir des rôles de comédien sur scène. Quinze pièces au total ! Mais c’est à travers une écriture poétique mise au service de l’art que l’écrivain va surtout rencontrer un plus large public. Car comment oublier ces livres où il invite à s’arrêter pour regarder Bruegel, Goya ou Van Gogh ? Converti avec son épouse à la foi orthodoxe marquée par l’Orient, C-H. Rocquet n’en pas moins enraciné dans la Flandre mystique et charnelle, celle de Ruysbroeck l’Admirable (Salvator 2014) et de Bruegel (Bruegel ou l’atelier des songes. Denoël 1987 et sa thèse Bruegel de Babylone à Bethléem. Le Centurion 2016), celle de la vision de Dieu et du quotidien le plus concret, de la neige, de la chair et du feu.
J’ai relu en ces jours Bruegel ou la ferveur des hivers, publié chez Mame en 1993, dans la collection « Un certain regard », dirigée alors par Eliane Gondinet-Wallstein. L’auteur y découvrait pour nous l’univers de l’artiste flamand à travers de grandes toiles à thème biblique comme La Tour de Babel, Le dénombrement de Bethléem ou Le massacre des Saints innocents. A travers ces scènes toutes simples, ces enfants qui patinent sur la glace ou se lancent des boules de neiges, cette Sainte famille à dos d’âne et ses chasseurs qui rentrent bredouilles de la chasse, c’est toute l’incarnation qui se manifeste. Et lorsqu’il décrit l’horreur du Massacre des Innocents, Claude-Henri Rocquet ne peut s’empêcher de faire le lien direct avec toutes les guerres, les rafles et la violence du monde, toujours présente. Le spirituel n’est jamais séparé des drames de l’histoire et ici l’art de Bruegel se fait cri. Comment ne pas continuer à l’entendre aujourd’hui, grâce à la voix de Claude-Henri ?
Qu’Anne Fougère, compagne de vie et d’écriture de Claude-Henri Rocquet, soit assurée de notre amitié.
Marc Leboucher.
Membre du Comité directeur d’E&S.
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