Ne garder pour moi rien de moi
« Ne gardez pour vous rien de vous,
Rien de vous ne gardez pour vous,
Afin que vous accueille tout entier
Celui qui se donne à vous tout entier »
Ainsi chante, prie, parle le poverello d’Assise, ce très bas qui ne cesse de nous éclairer d’en-haut, cet ami des loups et des oiseaux, ce chantre de l’eau, de la terre et du soleil, cet homme nu sur la place de la ville, se délaissant de tous ses beaux atours de bourgeois aisé pour se revêtir du Christ et de lui seul.
Il y a quelques mois, la vie me demandait de me dénuder de toi, mon fils, de te laisser retourner dans ce monde inconnu d’où je t’avais fait naître, de te laisser repartir vers cet espace sans espace et dans ce temps sans temps.
Il y a quelques mois, juste avant de partir, tu me demandais de « profiter de cette vie » privée de toi, de ne rien garder pour moi, pas même cette souffrance causée par ton départ, de tout offrir, tout donner, tout abandonner, tout pardonner.
J’essaye de t’obéir, de ne pas trop souffrir,
De croire que la lumière te baigne, te réverbère…
Je sais que pour garder en moi le goût de vivre,
Je n’ai pas d’autre choix que de tout accueillir :
Le vide de ton absence, le plein de ma souffrance,
L’au-delà des jours gris, l’en-deçà de cette vie,
L’incompréhensible, l’intraduisible de ma révolte de mère,
Le haut-le-cœur qui s’empare de mon âme meurtrie,
Le bouillonnement des cellules, la danse des particules
Dans le chaudron du deuil, cet incessant travail d’alchimie
Pour transformer le plomb du quotidien en un or divin.
« Je ne parlerai pas, je ne penserai rien
Mais l’Amour infini me montera dans l’âme »
s’écrie le jeune Rimbaud dans une fulgurance d’adolescent.
Ne rien dire, ne rien penser, ne rien vouloir,
Ne rien attendre, ne rien chercher,
Pas même prier.
Ne rien écrire non plus.
Être la vague qui meurt,
Toute entière absorbée,
Rendue à l’infini,
À la vie de la Vie.
Plus je m’avance en eaux profondes et silencieuses, plus je te sens m’engendrer dans un instant d’éternité, me faire accéder à l’arbre du don sur lequel éclosent tous les possibles, toutes les lumières, toutes les clartés innées, toutes les immensités illimitées du tout donné, tout abandonné.
Et si je ne t’avais donné la vie qu’à la seule fin que toi, tu me donnes LA Vie ?
— Véronique Lejoindre