Sylvie Monpoint, membre du conseil d'administration d'Ecritures & Spiritualités, nous adresse cet hommage en l'honneur de Milan Kundera qui vient de disparaître.
« Qui cherche l’infini n’a qu’à fermer les yeux »
Millan Kundera
Paris, 11 juillet 2023, le soleil brille. Un petit vent de sud-ouest souffle doucement. Un homme s’éteint, sans bruit, à 94 ans. Il s’appelle Millan Kundera.
Les hommages se succèdent, les récits s’affichent aux colonnes des journaux, racontant ses origines tchèques, son exil en France, sa naturalisation, ses combats et toutes les étapes de sa vie. Nécessaire mémoire des hommes ? Sans doute. Lui, regarde cela de haut et songe : « Je leur avais bien dit que je n’aimais pas les biographies ! »
Pas question donc de reprendre ici le tracé de son existence. Notre choix ira vers une méditation libre sur la philosophie de son œuvre. C’est ainsi qu’il nous semble plus juste d’accompagner l’envol de cet auteur puissant et singulier vers un autre monde. Un monde où il doit être occupé, déjà, à scruter chaque phénomène nouveau avec une attention de chirurgien !
Millan Kundera, homme libre et authentique, refusait toute appartenance politique, culturelle, religieuse, idéologique. Sa réussite ? La renommée mondiale de son œuvre, traduite dans plus de quatre-vingt langues, tout en ayant su préserver, comme un trésor précieux, l’intime de sa vie, loin des lumières de la célébrité. Pourquoi une telle mise en retrait ? Signifiait-elle le rejet d’un certain bavardage médiatique ? Tenait-elle à l’humilité de l’homme, à sa soif de silence ? Ou bien était-elle tout simplement le témoin du sens profond de sa recherche : s’effacer derrière l’œuvre.
La seule identité que Kundera a revendiquée activement est celle de romancier… Non pas écrivain mais romancier. A la différence de l’écrivain, qui a des idées et une voix inimitable, le romancier est un découvreur, un explorateur. Il ne confie pas un discours à ses personnages mais les laisse parler, s’efface derrière eux, tel Flaubert derrière Madame Bovary ou Cervantes devenu bien moins célèbre que son Don Quichotte.
L’exigence du romancier doit être grande. Il doit faire de son art un art total, un art de questionnement, une exploration approfondie de l’existence, du champ des possibilités humaines. Ainsi, le roman est un appel à la pensée et féconde une connaissance véritable. Il est porteur d’une sagesse, une sagesse supra personnelle qui fait que les grands romans sont toujours un peu plus grands que leur auteur. Une sagesse qui invite à assumer la relativité des choses humaines, éprouver leur complexité et dépasser la dualité. Une sagesse qui protège contre l’oubli de l’être auquel expose le monde actuel. Une sagesse qui refuse la certitude et que l’on ne peut accueillir que si l’on se tient en dehors de toute identification politique, idéologique ou morale. « Il me plait de penser que l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu », dit Kundera. Dieu rit, car plus l’homme pense et plus la vérité lui échappe. « Le romancier doit montrer le monde tel qu’il est : une énigme et un paradoxe. » Mais que ceci n’engendre pas la gravité ! Il y a à rire, à prendre de la hauteur et à se souvenir qu’avec du recul ne survivent que les petits riens de la vie, l’instant, l’amitié, un sourire, un fou-rire.
Kundera inscrit son œuvre, et le roman en général, dans une longue chaîne de transmission et de fraternité où chaque œuvre littéraire, à la manière d’une pièce de puzzle, s’articule avec celle qui l’a précédée et avec celle qui viendra après elle. Car à chaque époque, le roman explore, à sa façon, un aspect de l’existence.
De Dieu il est rarement question sous la plume de Kundera mais le romancier fait dire à un de ses personnages à qui l’on demande s’il est croyant : « Je crois en l’ordinateur du Créateur… » Et quand la question est posée de savoir si ce personnage prie, la réponse est ; « Autant prier Edisson quand une ampoule grille ». Nous n’en saurons pas plus.
Kundera a traversé l’existence le regard planté dans l’homme, préférant à l’infini du monde extérieur l’infini de l’intériorité. « Qui cherche l’infini n’a qu’à fermer les yeux » fait-il dire à l’un de ses personnages, dans « L’insoutenable légèreté de l’être ». C’est par une phénoménologie du sensible qu’il a tracé son œuvre. C’est par l’existence terrestre qu’il a exploré les mystères de la vie. Son œuvre est comme une terre d’hiver, pure, dépouillée et sans fioriture, d’où nait un brouillard qui se détache à peine du sol. Mais, au-dessus du sol, c’est déjà le ciel.
Sylvie Monpoint